DE GRANDS YEUX PROFONDS
De grands yeux profonds
en amande me regardaient
regardant aussi
soudainement a disparu
seul est resté le parfum
(24 septembre 2011, île de Java)
Syméon de la Jara (Arpa, 139 : extrait de Solo solo amores, à paraître en mai 2023, PO&PSY in extenso. Traduction Danièle Faugeras)
PARMI DES ARBRES
Confinés nous aurons bu
l’eau fraîche des heures
à la même coupe
Bras dressés vers le ciel
offert des nichoirs aux oiseaux
À genoux sur la terre
creusé les mêmes sillons
pour qu’ils s’ouvrent aux racines
de nos graines
Les pivoines et les roses
ont acquiescé parfumant
nos visages de couleurs
Philippe Mathy (Arpa 135)
MAISONS DANS LA NUIT
Il s’y passe de drôles de choses, mais personne n’a jamais su exactement quoi.
Elles se trouvent là, tapies étrangement dans la campagne ou plaquées soudain au bord de l’autoroute, enfouies dans la masse compacte des arbres à peine discernables dans la nuit.
Doucement redoutables en leur mystère troublant – closes sur elles-mêmes comme des anneaux magiques que n’osent transgresser tes sens en éveil – s’illuminant tour à tour d’une ou de plusieurs fenêtres en de prenants appels, aussitôt rejetés, consciemment refoulés.
S’y profile parfois – le temps d’un rêve — une silhouette de femme, ou encore s’élève tout à coup dans le noir, en une longue plainte déchirée, un aboi de chien, cependant que crissent sur le gravier de l’allée les pneus des voitures visiteuses.
Et alors, brusquement, tu réalises que tu venais d’oublier que tu as pourtant quelque part là-bas un chez-toi.
(Ce chez-toi rassurant, préservé, pétri d’habitudes dans lequel tu te loves ordinairement comme un escargot dans sa coquille.)
André Imer (Arpa 133-134)
AUTO-DA-FÉ
Lueur féroce, au fond
de la main vaste du pays :
le poète pour naître
sacrifie son habitant.
On l’aura vite reconnu
à ce peu de pitié,
à ces cratères éclairants
qu’ouvre son pas sans prévenir :
où il se jette en premier.
Cédric Demangeot (Arpa 132)
MÊME LA SOLITUDE
AUCH DAS ALLEINSEIN
Même la solitude ne suffit pas pour des pleurs
Puisque mille feuilles viennent vers toi pour, calmement,
Démêler leur douce nostalgie, ruisselante dans la torpeur…
Ceux qui là-haut se turent, saisissent en passant
Ton écoute et dès lors, accoudés, ils éludent
Le sommeil que te tend ta blanche solitude.
Car toute folie est clairement dans la lumière ;
Des papillons de nuit ont mis des trains de verre
En branle, les confiant à la fatalité,
Qui ne connaissait ni cruches de cendre, ni tessons de bouteilles.
Oui, cela rend anxieux, d’entendre se briser…
Mais pourtant c’est trop clair pour que des larmes viennent.
Paul Celan (Arpa 131)
LES FANFARES DU MATIN
Elle plie sa hanche la terre
Et laisse le soleil courir
Sur la digue de sa bonté
Lui se repaît de largesses ténébreuses
Et de grandes moisissures fleuries
Emplies de chants d’oiseaux
Qui viennent du bout du monde
La terre ouvre ses mains bleues
La fatigue du jour premier
Dort encore en ses cavernes
Elle est plus heureuse que lasse
Et la pêche miraculeuse
Ruisselle sur son ventre blond.
Robert Momeux (Arpa 129-130)
POUR MICK JOYCE AU CIEL
1
Musette contre paquetage,
Vareuse contre treillis –
Hors de ton élément
À la ferme des beaux parents,
Ta manière de lier les gerbes
Qui fait causer tout le pays,
Mais seul sur l’échafaudage,
C’est toi, silhouette contre le ciel –
Achille démobilisé
Qui ne fut jamais un tueur,
De tous les brancardiers
Pourtant le plus costaud,
Dont la main s’est mise
Au travail du maçon.
2
Prince des tas de sable,
Chef hoplite à camion
Tu examines le mur, visant
L’aplomb tu jointoies
Du premier rang à la corniche
Depuis les jalons de fondation,
Tenant à l’œil
L’œil en dedans du niveau
Avant la pose du ciment :
Infirmier de planton,
Passeur de bassin, bandagiste
Versé au civil,
Qui grimpe et resplendit
En brun et boutons de cuivre.
Seamus Heaney (Arpa 128)
TOURNURES DE L'IRRÉVERSIBLE
Où va la fatigue de tracer
tant de lignes sur des feuilles
qui s’en iront dans un silence frère de l’oubli ?
Je me pose la question,
et d’autres sans avoir
l’air d’y toucher mais soucieux tout de même.
J’observe un soleil qui peine à mûrir,
il n’est jaune que sur un versant. Les nuages
craignent la densité de l’atmosphère qui les mangera.
Que trame le ciel quand nos yeux s’en écartent ?
Nous portons nos souhaits vers du vide à combler.
La matière et l’invisible sortent du même nid.
On largue au large l’accessoire, les enchevêtrements,
dans un projet existentiel qui sera une libellule
survolant un nénuphar – la vibration de l’espace
entre elle et lui avec un peu de chance deviendra
mirage ou miracle d’une extensible prévenance.
Je pense au teint de muse des aubes florentines,
à la joie placide des rameaux qui se gorgent d’air.
Je songe au perron de ma demeure centenaire,
ses marches de granit un jour ne m’entendront plus
les monter ni les descendre.
Mon veston sur le dos de ma chaise favorite
me regardera partir à grands battements d’ailes.
Jacques Tornay (Arpa 127)
À VIF DANS LA LUMIÈRE
Où puis-je découvrir le nom
qui me convienne ? Peut-être
est-il enfoui dans l’ombre,
quelque part. Me faut-il évoquer
un tout autre départ, dans le chaos
du temps, pour qu’enfin je l’obtienne ?
Si un poème doit éclairer la nuit
noire, j’irai chercher, là-bas,
au creux de ma mémoire où dort
depuis toujours, comme un ciel absolu,
un reste de beau temps qui ne fut pas
vécu. Un papillon du soir en sait plus
sur le jour qu’un rayon de soleil
penché sur une branche. De même,
si de l’ombre on ne voit qu’un contour,
on devine en son cœur une lumière
blanche. La neige vole au ciel
la grandeur de son bleu, les arbres
sont surpris et le chat gris
qui passe, regarde avec lenteur
cet indicible jeu entre le firmament
et le sol qui s’efface. Un poème
n’est pas un surcroît d’élégance
qu’on appose à la vie en guise
d’espérance, il surgit d’un ailleurs
où l’on est à la fois étranger
et présent, sans trop savoir pourquoi.
Richard Rognet (Arpa 125-126)
LITURGIE
Année 2007
L’hirondelle, le papillon peuplent l’espace
Aérien tandis que l’églantier fleurit
Attaché à la terre offrant au ciel ses fleurs
Qui font sa gloire et son ouvrage de lumière
Dans le temple que sont les bois et sous leurs arches
Les mystères violents de la vie et ceux
De la mort inextricablement s’entremêlent
Néanmoins le chant y naît et s’y perpétue
Comme adressé à la mémoire qui malgré
L’existence non sans perte persiste et même
Se renouvelle grâce à la métamorphose.
C’est ce que le corbeau commente au moment
Où j’écris, lui perché, moi marchant, et notant
Peut-être sans rien en savoir ce qu’il raconte.
Lundi 11 juin 2007
Robert Marteau
(Arpa 124)
LE CŒUR DÉFAIT
On cherche dans la nuit ce à quoi on est habitué
Et ce qui paraît encore raisonnable.
On déplie du linge
Parce que peut-être la vie promise s’y cacherait encore,
On se fait des châteaux en Espagne
Et des gâteaux de sucre brun, gros comme des montagnes
Et nos mensonges.
On fait passer la vie
Par le chas d’une aiguille
Et on jure, grand Dieu, qu’on n’y est pour rien,
Car il faut bien faire quelque chose
Quand le temps s’occupe de l’hiver
Et nous laisse seul
Avec un poème dont on ne sait vraiment que faire.
(Avec un livre de Guy Goffette entre les mains)
Yves Namur
(Arpa 123)
LE LIVRE
Seules du citronnier les feuilles
ont trouvé
et se penchent. Sur l’eau sonore
et claire, elles sont penchées.
Dans la maison sont posés
sur la table le livre
en lambeaux, les lunettes.
La rivière avait le dos tourné.
Du paysage
aucun détail n’ignorait l’autre.
Gérard Bayo
(Arpa 122)
DEMEURES DU SILENCE
I
De son haleine proche la bougie pourrait mettre le feu aux ombres. Elle palpite sous le buisson des airs – basse et tenace dans l’endurance des nuits.
La faiblesse de sa flamme me protège d’abord de moi-même, elle atténue le visible, elle assourdit la plainte.
La paix ne sera jamais que ce consentement au murmure, la démesure dans l’impossible saisie de l’infime.
Une flamme blanchâtre – haut perchée sur sa hampe – une flamme seule règne sur la grande pièce vide.
Sans voix elle égrène une prière
elle veille – gardienne du secret – maîtresse de silence.
Un cœur s’effile et grandit aspiré par le haut
et ne brûle que la cire qui l’enveloppe, chair pâle et transparente traversée d’une lueur enfuie sans la quitter.
Au creux de l’espace elle a fait comme un nid. Et c’est un chant qui maintenant s’élève une plume, signant dans les airs, pour la nuit, les serments d’un grain de lumière jeté au hasard des cœurs.
Philippe Mac Leod
(Arpa 120-121)
Le temps à peine
De dire adieu
Le monde m’est tiré du cœur
Comme un poignard
La déchirure doucement
Se referme Minuit
La paix des chrysalides
Est si profonde
*
Attente
Regard
Moins qu’une ombre
Plus transparent
Que la prunelle d’un ange
Un mort
A si peu de chose à faire
Que le temps l’oublie
*
Ô désirable
Éternité
Dans la rose d’une heure
Dans les yeux qui passent
Dans la voix qui luit
Dans la beauté des jours
Qui coulent vers la mer
Je te bois comme un vin
Anne Perrier (Arpa 119)
Le Temps est mort (1967)
IL EST EXACTEMENT TROP TARD
Ce moi qui s’incline sous le fouet des jours,
qu’en dire qui ne se mette en torche ?
Et ces chemins qu’il aurait fallu prendre
au milieu des vanités resplendissantes,
pour aller jusqu’à soi !
Tu cherches les visages d’hier
dans les feuillets du temps.
comme toute vie bancale d’elle-même.
Se confier à l’avenir est un suicide doux.
Michel Monnereau (Arpa 118)
UN ART DES PASSAGES
Quel sera ce poème,
grâce à lui tu l’ignores,
tu pars à sa rencontre.
À la nuit il emprunte
sa source, son souffle,
le poème limpide.
La mer en cette chambre,
tu la vois, tu l’écoutes
avec l’oreille des poèmes.
Les enfants le savent,
les poèmes, aucune vitre
n’arrête la buée.
Trois vers suffisent
à l’essor des poèmes,
ils sont tous au long cours.
Impartial, le poème
parle au ras de l’herbe
comme à l’horizon.
Aux doigts l’écorce,
les mots du poème
vont jusqu’à l’aubier.
Tu dis « tempes », la syllabe
retombe, offre-la au poème,
les tempes retentissent.
Élargir le rivage,
les voix, les vents,
lire un poème.
Comment tu t’appelles,
qu’importe au poème
si l’air le reconnaît.
Tant que s’éclairent, d’accord,
un poème, un visage,
la mort n’a rien à dire.
Ne transmets qu’une esquisse,
laisse au poème
le soin d’aller plus loin.
Comme un parfum une âme,
d’un poème à l’autre
notre haleine est libre.
Fidèle espace des poèmes,
au lieu de l’écho
tu entends : quoi d’autre ?
Pierre Dhainaut (Arpa 114)
EN FOURRÉS D'ÉPINES
Des guetteurs fouillent des yeux
la haute mer, tremblant d’y voir
les proues ennemies.
Aux monastères les mains des moines
noteront les pillages
des peuples matelots.
Eux, qui ont été placés à la fin des temps
–?fugitifs chassés par les guerres et les disettes
–?colporteurs aux pieds poudreux
–?chercheurs d’aventure
–?pèlerins des voyages lointains
apprennent de Dieu sur les fresques,
les bas-reliefs des églises.
& dans les ciels d’orage ils voient
des démons en chute de grêle
ne lâchant pas leur proie.
Pascal Boulanger (Arpa 113)
LE VENT D'HIVER
Nous avons perdu le chemin
nous avons brisé les tabous
or nous cultivions le chemin
nos cuves fleuraient bon le moût
tout cela par amour des rimes
qui ne riment vraiment à rien
nous avons flairé les abîmes
où règne l’accent circonflexe
tombé des cimes et des ruines
qu’observe un coupable perplexe
et le doute enfin nous étreint
maintenant nous manquons d’entrain
nous nous réfugions dans le train
de vie qui roule vers la fin
des alentours et des confins
du destin, ce n’est pas malin
Jean-Claude Pirotte (Arpa 112)
À travers tous ces territoires
À la rencontre de la neige
Les rochers se révèlent
Nous tentons d’écarter
Tous ceux qui nous apportent
L’éclat des pierres explosées
Une main se tend nous pouvons
La saisir pour nous rapprocher
De ces oliviers où le vent
Fait briller des feuilles semblables
À la surface d’un plan d’eau
Les voix qui crient dans le silence
Ont remplacé le vent
Après avoir noyé le remous de l’écume
*
Chemins perdus sous la poussière
Notre ombre seule suit
Le souvenir
Rien ne signale
Les adieux gravés dans le roc
Qu’un lierre épais recouvre
Pour étendre l’oubli
Paul Pugnaud (Arpa 110-111)
POUR UN INSTANT CONNU ENSEMBLE
De toi à moi, les mots cherchent leur résonance,
quelques-uns sont tombés, incertains
d’avoir été prononcés ; d’autres,
comme la lumière s’attarde
en fin d’après-midi et se connaît
sur le sapin, le nichoir, puis le pommier,
toutes choses qui se prêtent à elle
comme les corps à la caresse
– d’autres mots de toi à moi se sont prolongés
dont nous goûtions à l’infini la nuance ;
de quoi, alors, aurions-nous douté ?
Judith Chavanne (Arpa 109)
Tout se voyait
la nostalgie de la saison qui se meurt
la soif des vieux murs
la folie des alliances
le fin duvet des paroles tendres
parfois les prémices d'un espoir
dans ses feuillages d'oiseaux
*
La colline soudain n'était plus un don
Un sentier s'épuisait dans ses hautes herbes
Net et précis était le ciel
fermé sur son histoire
Une femme passait
un rêve fou s'en allait avec elle
Les mots perdaient leur fontaine
les vents leur destin
Il n'y avait personne pour ouvrir les bras
Georges Bonnet (Arpa 108)
AUX JACARANDAS DE LISBONNE
Ce sont eux qui annoncent l'été.
Je ne connais d'autre gloire, d'autre
paradis : à l'entrée les jacarandas
sont en fleurs, un de chaque côté.
Et un sourire, paisible demeure,
qui m'attend.
Tout l'espace d'alentour
multiplie ses miroirs, ouvre
des terrasses sur la mer.
C'est comme dans les songes les plus enfantins :
je peux voler presque au ras
des nuages les plus hauts – frères des oiseaux –,
et me perdre dans l'air.
Eugénio de Andrade (Arpa 106-107)